Sylvain Connac est docteur en sciences de l'éducation. Il est aussi professeur des écoles à l'école Antoine Balard, de Montpellier.
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Quelle est l'origine de votre réflexion/de votre attention  sur les difficultés des enfants à l'école ?
Avant d’occuper les fonctions d’enseignant, je travaillais auprès d’enfants et d’adolescents pendant les temps de vacances ou après l’école. Dans ce contexte, j’ai alors eu l’opportunité de rencontrer des enfants vivants, curieux et aspirant à exister en tant qu’acteurs de leurs quotidiens. J’ai rapidement compris que cette force de vie pouvait devenir un appui fort si l’on souhaitait rendre pertinente l’intervention éducative. La plupart des enfants que je rencontrais alors provenaient soit de milieux sensibles et populaires, soit d’institutions d’actions sociales proposant un accompagnement aux plus abîmés par la vie. Ce que nous menions en matière de projets pédagogiques s’avérait efficace, mais à moindre mesure : il nous manquait du temps, nous n’en avions pas assez pour aller aussi loin que nous le souhaitions en matière de résorption des difficultés et de construction des personnalités. Or, l’institution qui accueille les enfants le plus n’est autre que l’école. C’est pour cela, qu’en raison de cette volonté d’apporter une aide franche aux plus démunis, je m’y suis engagé.
 
Votre expérience professionnelle vous a amené(e) à rencontrer de nombreux enfants en difficulté dans le contexte scolaire.  Pourriez-vous citer 3 caractéristiques communes à tous les enfants qui vivent cette réalité ?
La difficulté scolaire se manifeste d’autant de façons qu’il existe d’individus. Identifier trois caractéristiques serait nécessairement réducteur du pluralisme de l’espèce humaine. Il m’est en revanche plus aisé de penser à des profils d’enfants en situations d’extrême difficulté à l’école. Je pense d’abord à Siham, une très agréable fille systématiquement en échec devant la tâche en raison de capacités intellectuelles altérées par des conditions de vie extrêmement pauvres en sollicitations. Je pense aussi à Victor, vif et intelligent, mais semble-t-il défait par une mauvaise image de lui renvoyée par ses premières années d’école et enfermée dans une image de petit caïd, contestant l’autorité ou ce qui la représente. Pour lui, il était plus confortable de se sentir exister par l’outrance que de ne pas se sentir exister du tout. Je pense enfin à Nabil, un enfant avec des capacités intellectuelles hors normes, mais sans repère chez lui, livré à lui-même la plupart du temps, y compris la nuit. L’école pour lui ? Parfois une banalité. Souvent un lieu de sommeil. Mais au final une intraitable machine sélective.

Vos représentations de cette problématique ont-elles évolué dans le temps ?  Grâce à quoi ?  ... à qui ?
Au début de ma carrière, il me semblait que répondre à la difficulté passait en grande partie par un don de soi, souvent inconditionnel, qui se traduisait notamment par une forte écoute et des attitudes empathiques. Quelques désillusions m’ont rapidement fait ressentir les limites de cette logique. J’ai alors eu la chance de rencontrer les travaux de la pédagogie, en particulier ceux de René Laffitte grâce à qui j’ai pu me construire le concept d’institution en éducation. Une institution, "qu’es aquò" ? Pour l’écrire simplement, rien d’autre qu’un instrument de médiation. La plupart du temps symbolique ou organisationnel, elle permet une mise en relation des personnes sans pour autant créer de la dépendance entre elles. L’introduction d’une institution dans un dispositif pédagogique, c’est la permission que chacun se donne d’agir en son nom personnel, d’exister en tant qu’individu maître de son quotidien au sein d’un groupe et donc de développer une conscience propre, le tout dans un contexte sécurisé et éducatif. Pour les enfants en difficultés, c’est l’idéal : celui de pouvoir bénéficier d’un feed-back de ses actions sans que celui-ci soit parasité par l’identité de la personne qui le livre. Les ceintures de comportement, les règles de vie ou les métiers dans la classe correspondent à quelques-unes de ces institutions. En tant qu’enfant, si je n’ai pas la possibilité de diriger une équipe, ce n’est pas lié au fait du Prince, en occurrence ici l’enseignant. C’est au contraire parce que je n’ai pas encore manifesté les aptitudes qui vont me permettre d’assurer cette fonction.
 
A votre avis, l'école fait-elle partie du problème ?
Pas seulement, bien évidemment. Les rudesses de l’existence peuvent amocher durablement la personne qui les subit. Les défaillances éducatives tout autant. Mais l’école peut générer des difficultés, ou les amplifier, selon les situations. Surtout lorsqu’elle se cantonne à rester l’institution que se donne l’Etat pour sélectionner sa jeunesse. Elle devient alors une sorte de machine à enfermements où chacun devient à terme ce que l’on pouvait prévoir de lui à son entrée à l’école. Toute la question est alors de se demander comment on bascule d’une logique de sélection à une autre d’éducation, d’élévation ? Les dernières analyses faites des études PISA menées par l’OCDE montrent que les systèmes les plus justes, c'est-à-dire, ceux qui donnent le plus de chances à ceux qui ont le moins, sont ceux qui sélectionnent le plus tard possible et qui, en même temps, personnalisent au mieux les activités scolaires qu’ils proposent.
 
Comment appréhendez-vous la situation d'un enfant en difficulté à l'école ?  Quelles sont vos premières clés de lecture de cette difficulté ?
Les indicateurs courants comme la non-réalisation des tâches scolaires ou les manifestations débordantes dans les classes ne suffisent souvent pas à déterminer d’une difficulté précise. L’évolution humaine n’est pas linéaire, tout un chacun doit faire face à des phases de régressions tout à fait naturelles. De plus, cristalliser ses interventions sur la base de tels comportement peut avoir le risque de générer de la difficulté, ne serait-ce qu’en renvoyant une image dévalorisée de l’enfant à qui l’on s’adresse. Ce qui me sert au contraire le plus pour un repérage de la difficulté que des enfants peuvent avoir à l’école est leur absence durable d’appétence à l’effort. Un enfant sain se montre curieux et rechigne peu à s’engager dans divers projets. Ne pas l’être est souvent symptomatique d’une inhibition devant la tâche scolaire ou d’incapacités à la réaliser. Le problème est que depuis les travaux de Martin Seligman, nous savons que l’impuissance apprise, le fait que l’on est persuadé qu’il n’y a aucun moyen d’agir, est une réalité que développe entre autres l’école. La surmonter passe forcément par une revalorisation de l’image de soi, d’autant plus difficile qu’elle s’est construite comme caractéristique de sa personnalité.
 
Qu'avez-vous appris, par votre expérience, qui pourrait aider les enseignants à mieux appréhender la réalité de ces enfants et les guider dans leur travail d'accompagnement de ceux-ci ?  
Je défends l’hypothèse que la prise en compte formelle de la difficulté scolaire est une impasse. L’enfant en difficulté, dans le contexte d’une classe, pourra encore plus difficilement la dépasser s’il est reconnu comme tel devant ses pairs. De récentes recherches sur le cerveau (cfr. le film documentaire d’Erika Fehse « Apprendre, un curieux phénomène », 2005) ont montré que l’activité cérébrale en situation de stress est réduite de 50 % et que, prolongée, elle modifie la structure du cerveau. Je pense donc au contraire que, plutôt que de s’intéresser à la difficulté une fois qu’elle se manifeste parfois de manière rédhibitoire, les adultes responsables d’enfants ou de jeunes devraient développer des fonctionnements plus larges, adaptés à tous, quels que soient leurs profils.
En lieu et place de systèmes uniformes où chacun réalise en même temps et de la même façon des activités identiques, engageons-nous dans le développement de structures pédagogiques coopératives où chaque enfant a un travail qui lui correspond, peut à tout moment solliciter de l’aide auprès d’un camarade ou d’un adulte, peut à son tour en apporter selon ses domaines de compétences, le tout sans qu’il n’y ait la moindre pression de compétition entre les performances réalisées. En même temps, réfléchissons à des systèmes d’évaluations qui valorisent les efforts et valident les réussites sans médiatiser les échecs, sans créer des classements. Nous obtiendrons alors des classes et des écoles où les élèves ne perdront pas du temps à s’ennuyer, où les plus compétents continueront à progresser et où ceux qui sont moins aisés ne seront pas stigmatisés dans leurs lacunes et pourront ainsi profiter pleinement du temps scolaire pour apprendre.
 
Pouvez-vous témoigner d'une réussite dans votre travail d'accompagnement d'enfants en difficulté ?
Plusieurs exemples me viennent à l’esprit, mais le plus frappant est celui de Myriam, arrivée dans ma classe multiâge à 8 ans après que ses parents se soient bien inquiétés pour elle en raison de son incapacité à lire et à écrire. Elle provenait d’une école “libre” (à pédagogie non interventionniste) où il était possible de choisir ses activités mais sans exigence pour les réaliser. Au sein de notre classe, elle a donc intégré le groupe de lecture, surtout composé d’enfants plus jeunes qu’elle. Puisque la structure hétérogène du groupe ne focalisait pas des niveaux d’acquisition en fonction de l’âge, elle a pu sans honte s’engager dans le travail combinatoire de la lecture et de l’écriture pour, au bout d’une année, combler son retard et progressivement devenir l’une des élèves les plus compétentes de l’école. Mon travail d’enseignant a d’abord été d’éviter de stigmatiser chez elle les manques et les erreurs, de lui permettre d’acquérir les codes du fonctionnement coopératif de la classe de manière à ce qu’elle devienne le plus rapidement autonome dans son travail, qu’elle connaisse précisément la nature des activités à conduire et quoi faire devant un problème qu’elle n’arrivait pas à résoudre seule. Il a ensuite suffi de l’accompagner dans ses apprentissages, la plupart du temps en m’assurant qu’elle n’était pas bloquée par une tâche trop complexe, m’efforçant de répondre aux questions qu’elle venait me poser plutôt que de la soumettre à des questions qu’elle ne se posait pas encore.
 
Si vous pouviez disposer d'une baguette magique pour changer une seule chose dans l'école, que changeriez-vous ?
Sans aucun doute, ce serait la formation des enseignants. Je travaillerais dans le sens de former à des pratiques professionnelles autres que celles favorisant la reproduction sociale. Elles modifieraient réellement l’image que l’on peut se faire du métier et feraient de ce que l’on a vécu en tant qu’élèves un exemple parmi d’autres, pas forcément le plus accessible. Elles aborderaient la problématique des apprentissages des élèves avant celle de l’acte d’enseigner. Elles autoriseraient les enseignants à prendre des initiatives, parce qu’à chaque contexte et à chaque personne correspond sa pédagogie. Elles mettraient en avant les plus récentes recherches en éducation qui nous éclairent quant au fonctionnement du cerveau, plus largement au fonctionnement de l’humain. Elles apporteraient la maîtrise d’outils spécifiques qui font de la classe un espace serein et assurent à chaque enfant un travail qui lui correspond et fait du groupe une fabuleuse ressource pour s’enrichir, par exemple le plan de travail. Elles apprendraient l’importance du travail en équipe et toutes les chances que l’on a de pouvoir compter sur un groupe de collègues qui nous soutiennent quand c’est difficile et contribuent à la recherche commune d’organisations qui aident au mieux les enfants que l’on accueille. Elles souligneraient l’importance du partenariat que l’on doit entretenir avec les familles de ces enfants, afin qu’il n’y ait pas de distinction entre l’élève qui vient à l’école et l’enfant que les parents connaissent.
 
Si vous n'aviez qu'un seul conseil à donner aux enseignants confrontés à l'accompagnement au quotidien d'enfants en difficulté à l'école, que leur diriez-vous ?
Un seul ? Impossible tant la problématique de la difficulté scolaire peut être systémique. J’en conçois trois, indissociables :
  • Accepter de perdre du temps avec ces enfants pour en gagner bien plus ultérieurement. Consacrer ce temps "perdu" à la revalorisation de l’estime de soi dans le travail
  • Organiser sa classe de manière coopérative, afin qu’elle devienne un véritable espace d’échanges de savoirs
  • Ne pas rester seul, en parler avec des collègues et bâtir ensemble des stratégies de sortie de crise

Sylvain Connac, février 2010