Ce que je mets en place pour un enfant bénéficie à tous les enfants

Le rêve impossible

Quel enseignant n'a pas rêvé un jour de se retrouver face à une classe "homogène" ? ... C'est à dire face à des élèves qui apprendraient au même rythme, qui se retrouveraient au même moment confrontés aux mêmes difficultés, qui auraient les mêmes "déjà-là" et les mêmes "pas encore" ...

Une telle classe a-t-elle un jour existé ? Il est permis d'en douter, même si autrefois le recrutement social plus cloisonné de l'école masquait une bonne part de l'hétérogénéité des élèves composant les classes d'aujourd'hui.

Eveline Charmeux
1 rapporte cette jolie métaphore proposée par Jean-Paul Julliand :
" Un moniteur de ski de piste enseigne, souvent, en skiant devant dix, quinze, vingt élèves, qui s’évertuent à le suivre et à l’imiter. C’est du moins le cas des premiers poursuivants. Il est évident que le dernier élève ne voit jamais skier le moniteur.
Rapidement, une sélection naturelle place en queue de file le skieur le plus lent ou celui qui tombe le plus souvent.
Quel moniteur n’a pas connu la tentation de confier ce « traînard » au cours d’un niveau plus faible de son collègue d’école de ski ? Une tentation très réaliste d’ailleurs, si enseigner le ski consiste à se déplacer d’une piste à l’autre et non à travailler, chacun à son rythme sur une même zone de neige, pour y tenter des apprentissages personnalisés pour chacun.
Le gag est connu.
Une fois le groupe débarrassé de son premier poids mort, un nouveau retardataire apparaîtra. Jusqu’à présent, celui-ci arrivait à masquer ses difficultés grâce aux chutes de son prédécesseur. Désormais, plus d’excuse possible, il est, à son tour, trop faible pour suivre le groupe.
Ce jeu de l’exclusion du plus faible peut continuer indéfiniment ; le «top du top» étant que le moniteur ne soit plus accompagné que d’un seul élève."

Jean-Paul Juliand,
"L'école : en progrès, mais peut mieux faire", éditions SEDRAP, 1996

Lorsque, au sein d'une classe, quelques élèves rencontrent des difficultés importantes, la tentation est grande de les prendre en charge individuellement, en les retirant de la classe et en les confiant à une personne différente de l'enseignant qui, de son côté, poursuivra avec le reste du groupe.


Plus un élève est aidé, moins il progresse ...

Pourtant, plusieurs recherches
2 tendent à démontrer le caractère contre-productif de cette stratégie. En effet, si les dispositifs de remédiation individuelle hors classe sont plutôt appréciés des enseignants titulaires et de ceux chargés de cet accompagnement individualisé, ils semblent influencer négativement les progrès des élèves concernés : ces derniers progressent moins vite que s'ils étaient restés en classe ! ... Plusieurs raisons peuvent éclairer ce constat pour le moins surprenant :

  • retirés de la classe, les enfants en difficulté passent donc moins de temps avec l'enseignant qui les connait le mieux et qui est souvent plus expérimenté que celui qui assure l'aide individuelle.
  • lorsque l'élève en difficulté a quitté temporairement le groupe, l'enseignant titulaire continue de travailler avec le reste de la classe, "soulagée" de celui qui "freine" la progression des apprentissages. Elle avance donc plus vite, parfois dans un climat plus apaisé ... et le retour en classe de celui qui était sorti en devient d'autant plus problématique, car les écarts se sont creusés.
  • la prise en charge des enfants en difficulté par une autre personne pousse parfois l'enseignant titulaire à se sentir moins responsable des élèves plus faibles, surtout lorsqu'ils quittent son champ d'action. Ce dispositif risque donc d'aboutir à une forme de ségrégation où, à la longue, les élèves les plus faibles bénéficient de moins d'attention de la part de leur enseignant.
  • les enseignants chargés de l'aide individuelle sont attentifs à créer avec les enfants qu'ils accompagnent une relation chaleureuse et réconfortante, qui met ceux-ci en confiance. Ils se montrent alors plus actifs et entreprenants ... attitude qu'ils abandonnent dès leur retour en classe, où la relation en grand groupe avec l'enseignant est moins personnelle. Ce contraste dans la relation avec l'adulte risque de favoriser une forme de "dépendance à la remédiation", qui encourage l'élève à s'installer dans une posture "d'assisté" parce qu'elle lui permet davantage d'être reconnu par l'adulte ...

Ainsi, paradoxalement, plus un enfant en difficulté est pris en charge par un dispositif individualisé qui consiste à l'extraire de la classe, moins il a de chances de progresser. C'est donc par la
mise en oeuvre de dispositifs adaptés à l'intérieur du groupe classe, et sous la responsabilité de l'enseignant (et rien n'empêche qu'il soit accompagné dans cette tâche par un autre enseignant) que les élèves faibles ont le plus de chances de surmonter leurs difficultés.
Et ils ne sont pas les seuls à en bénéficier : les autres élèves retirent également un bénéfice non négligeable de ce type de dispositifs.


Tous gagnants

Selon Vincent Breton
3, l'hétérogénéité d'un groupe d'élèves est souvent perçue par les enseignants comme un handicap, parce qu'elle ne permet plus une préparation et une gestion univoques de la classe. Mais à partir du moment où on l'accepte comme un paramètre de fait de tout groupe d'élèves, elle permet des interactions dont chacun pourra tirer parti.
Pour lui, en effet, quel que soit l'élève, "... les conditions idéales pour apprendre ne se trouvent ni dans le modèle du préceptorat (où l'enseignant accompagne et guide chaque pas de son unique élève), ni dans un fonctionnement exclusivement collectif et univoque, mais bien dans une classe qui valorise l'apprentissage de l'autonomie au sein d'un groupe, un apprentissage éclairé et ouvert à la confrontation. Confrontation des vécus, des conceptions, des représentations et des démarches d'appropriation de la connaissance."

Il n'existe malheureusement pas de procédure pré-établie pour développer de telles conditions ... mais bien quelques lignes de force que chacun adaptera en fonction de ce qu'il est, des enfants qu'il accompagne "ici et maintenant", des contraintes dont il doit tenir compte et des ressources qu'il peut mobiliser.

Construire ses pratiques

Les enfants ayant des difficultés scolaires ne peuvent apprendre et grandir que lorsque les enseignants se servent de leurs expériences, de leurs « savoir faire » pour trouver des stratégies appropriées. Une stratégie peut se révéler fructueuse pour un élève voire même plusieurs élèves mais peut être inefficace pour d’autres. D’où l’importance de varier les activités d’enseignement afin de nourrir l’intérêt de tous et de chacun.

L’enseignant doit donc penser ses dispositifs pédagogiques, les adapter, les faire évoluer, en tenant compte du contexte particulier de son école, de son cycle et des réalités propres de chaque année. Il réfléchit seul, avec ses collègues, avec les enfants… à ce qui permettra à tous de progresser.


Penser, par exemple ...

  • à différents types d’organisations spatiales : organisation des locaux, des tables, des bancs, des espaces dans la classe, dans le cycle… 
  • à la gestion du temps : découpages des périodes en séquences, équilibre entre les activités proposés dans les 3 axes du programme intégré (l’axe du développement personnel, l’axe de l’implication dans le milieu, l’axe de l’autogestion) et les temps de vie (rituels, conseil de coopération, sorties culturelles…), les temps d’auto-évaluation, d’évaluation formative, d’évaluation sommative
  • au choix et à l’utilisation de matériels adaptés, riches : matériels pour apprendre, qui permet de manipuler mais aussi de réfléchir, de se représenter des images mentales en vue de mémoriser, matériel de références, matériel de recherches …
  • à différents types de collaborations et de groupements possibles en fonction des objectifs fixés ; groupements en sous-groupes hétérogènes ou non, en groupes de besoins, en ateliers, en tutorat
  • ...

Quelques exemples

Les enfants sont tous dans le même bateau, pas la même galère!
D’où l’importance de créer un climat de classe où chacun peut exprimer ce qu’il connait déjà, ce qu’il sait faire, ce qu’il ne comprend pas, ce qu’il ne sait pas encore faire …

Lucie, Louise, Jean, Nolan ... chacun(e) dans sa classe a rencontré des difficultés pour apprendre.
Dans chacune de ces classes, les enseignants se sont lancé des défis, se sont montrés disponibles et bienveillants tout en étant rigoureux et exigeants.
Et Lucie, Louise, Jean, Nolan ... se sont accrochés parce qu’on a cru en eux.
Tout simplement.

La nuit n’est jamais complète
Il y a toujours puisque je le dis
Puisque je l’affirme
Au bout du chagrin une fenêtre ouverte une fenêtre éclairée
Il y a toujours un rêve qui veille
Désir à combler faim à satisfaire
Un cœur généreux
Une main tendue une main ouverte
Des yeux attentifs
Une vie à partager

Paul Eluard

1. Eveline Charmeux, "L'homogénéité du groupe-classe, un rêve absurde et dangereux", in Cahiers Pédagogiques n° 454, juin 2007
2. Jean-Pierre Degives,
"+ un élève est aidé, - il progresse", Entrées Libres n° 42, Octobre 2009, p. 14
3. Vincent Breton est inspecteur de l'éducation nationale (France). Il anime le blog
"l'atelier pédagogique"