La constante macabre de l'échec

Professeur à l’université Paul Sabatier de Toulouse, où il dirige le laboratoire de didactique, André Antibi est l’auteur de « La constante macabre » paru en 2003 (Math’adore-Nathan).

La
constante macabre, c'est le pourcentage constant d'élèves en échec qui est indispensable pour que le fonctionnement de l'école paraisse crédible aux yeux de ses acteurs et de ses utilisateurs.

Pour André Antibi, le taux constant d'échec scolaire n'est donc ni une fatalité ni une malheureuse conjoncture répétitive, mais bien un dysfonctionnement inhérent au système lui-même.

Les recherches qu'il a menées sur le sujet font apparaitre un phénomène inconscient et irrationnel, mais bien intégré par les enseignants pour qui il serait anormal que tous les élèves d'une classe réussissent une même épreuve, même s'ils maitrisent effectivement les apprentissages évalués.

Pour André Antibi, ce phénomène se rencontre à toutes les étapes du parcours scolaire, de l'école fondamentale à l'université. Toutefois certaines disciplines scolaires semblent y échapper : celles que le public a tendance à considérer comme "secondaires" (comme l'éducation physique, musicale ou artistique), et qui ne semblent pas un enjeu pour l'accession des élèves au niveau suivant. Paradoxalement, libérés du poids de la constante macabre, les enseignants de ces disciplines auraient davantage de chance de développer de réelles stratégies d'évaluation.

La constante macabre concerne tous les groupes, quel que soit leur "niveau". En effet, lorsqu'on réunit les meilleurs élèves en une seule classe, elle réapparait ensuite au sein-même de ce groupe : à terme, les résultats de ces élèves aux évaluations se distribuent à nouveau en plaçant une partie d'entre eux en situation d'échec.

Un phénomène inconscient

Une très grande majorité d'enseignants adhèrent, le plus souvent de manière inconsciente, à cette conception implicite de l'évaluation. Pourquoi ?

André Antibi y apporte une double explication, liée à deux confusions très répandues dans le monde de l'école :

  • La confusion entre distribution statistique d'un phénomène naturel et résultats scolaires :
    Lorsqu'on effectue la mesure d'une variable (par exemple, la taille d'une personne) dans un échantillon choisi aléatoirement au sein d'une population donnée (par exemple, les hommes adultes entre 20 et 25 ans), les résultats se répartissent selon une
    courbe en cloche (courbe de Gauss) : la grande majorité des individus mesurés se regroupent autour d'une valeur centrale, seule une petite proportion n'entre eux se situera vers les valeurs extrêmes, supérieures ou inférieures.
    Les enseignants auraient ainsi tendance à construire leurs évaluations pour que les résultats aboutissent à cette répartition, voire même à modifier des résultats inattendus pour qu'ils épousent les formes de cette courbe (par exemple, en changeant la pondération des notes lorsque le nombre d'élèves ayant réussi -ou échoué- est trop élevé).
Ce qu'ils oublient, c'est qu'ils ne mesurent pas la distribution statistique d'une variable naturelle sur un échantillon choisi aléatoirement ... mais bien le résultat d'actions orientées vers un objectif précis (les activités d'apprentissage), sur un groupe organisé dans ce but ( les élèves ayant suivi ces activités). Il n'est donc que normal, dans ces conditions, qu'une majorité d'élèves atteignent la totalité des objectifs. C'est la situation inverse qui devrait être source de questionnement ...
  • La confusion entre phase d'apprentissage et temps d'évaluation (sommative) :
    Que tous les élèves d'un même groupe classe ne développent pas les compétences attendues au même rythme, quoi de plus naturel ? C'est la caractéristique-même de toute phase d'apprentissage : chaque apprenant suit un parcours singulier, fait d'avancées ou de ralentissements -voire de reculs- en fonction de paramètres cognitifs et affectifs personnels.
    Durant cette phase, la seule forme d'évaluation pertinente est l'
    évaluation formative, qui a pour but d'aider l'enseignant à mieux percevoir ces différences personnelles et à en tenir compte dans l'organisation du travail proposé aux élèves.
    Malheureusement, l'évaluation formative cède trop souvent -et trop tôt !- la place à l'
    évaluation sommative, qui a pour but de faire l'inventaire des acquis des élèves au terme de l'apprentissage.
Ainsi, pour André Antibi, trop d'enseignants confondent phase d'apprentissage et temps d'évaluation sommative :
  • le plus souvent, parce qu'ils ne laissent pas suffisamment de temps à chaque élève pour apprendre. Ils ne peuvent donc que constater les différences individuelles, qui étaient déjà présentes dès le départ.
  • mais parfois aussi parce qu'ils évaluent des compétences qui n'ont pas fait l'objet de temps d'apprentissages organisés et explicites. Là aussi, les résultats de l'évaluation ne font que refléter les différences individuelles qui existent en-dehors de toute intervention pédagogique.
Comment sortir du problème ?

La constante macabre est caractéristique d'un mode d'évaluation centrée sur la comparaison des élèves entre eux (
évaluation normative).
Pour y échapper, il est nécessaire de changer de paradigme en matière d'évaluation.

Cela suppose à la fois d'accepter un deuil, d'opérer un transfert et de faire un pari :
  • faire le deuil de chercher à savoir, parmi les élèves, qui est meilleur que qui ?
  • transférer le point de comparaison : situer la performance d'un élève en regard de ce qu'il est censé apprendre, et non par rapport aux résultats des autres. Pour les enseignants, ce transfert passe par la clarification et l'explicitation de leurs intentions, et par la traduction de celles-ci en critères d'évaluation explicites, communiqués aux élèves.
  • tenter le pari que chacun des élèves d'un groupe est en mesure de développer les compétences attendues pour tous les élèves de ce groupe, aussi bien que les autres, si on lui laisse du temps pour apprendre.