Le travail à domicile, à l'interface entre école et familles
Une interface, c'est un point à la frontière entre deux éléments, par lequel ont lieu des échanges et des interactions. Avec le bulletin, le travail à domicile représente l'une des principales interfaces entre l'école et les familles.
Questionner les relations entre école et familles, cela conduit inévitablement à s'interroger sur les habitudes scolaires liées aux devoirs à domicile ... que la plupart des enseignants justifient spontanément par la demande des parents eux-mêmes.

Pour Danielle Mouraux, clarifier les rôles respectifs des enseignants et des parents constitue une clé importante, qui permet de repenser les pratiques habituelles dans ce domaine et de construire un équilibre entre l'école et les familles :
Dépasser le scolaire et libérer l'élève ?

.../... L’autre passage, tout aussi quotidien, entre l’Ecole et la famille soulève la question inverse :
que faut-il à l’élève pour redevenir un enfant dans sa famille ?

Après quatre heures, l’élève a besoin de …
  • Etre accueilli comme un travailleur, sentir que ses parents comprennent son effort scolaire et qu’il a besoin d’encouragements, même et surtout s’il connaît des difficultés ;
  • Utiliser ses savoirs nouveaux à la maison, tester ses savoirs scolaires dans la vie réelle afin de leur donner un sens culturel et social ;
  • Redevenir un enfant, être libéré de son travail scolaire afin de continuer à apprendre, mais de manière culturelle et sociale, dans et via sa famille.

Quelle mission l’Ecole pourrait-elle lui confier pour que l’élève atterrisse en douceur et sécurité sur le terrain social et culturel de sa famille, principal sas vers la société ? Comment l’Ecole pourrait-elle exploiter au mieux ce « domicile » afin que les savoirs dépassent le scolaire pour atteindre le socioculturel ?

Il est troublant de voir que, par le travail scolaire à domicile, l’Ecole passe à côté de ce nécessaire dépassement : en leur imposant de rester dans la forme scolaire tant dans les matières que dans la manière d’apprendre, elle empêche littéralement les élèves non seulement de redevenir des enfants (et se replonger sans honte ni remords dans l’affectif, l’individuel, le particulier et le gratuit) mais surtout de se lancer dans la découverte, dans l’exploration et la compréhension du monde particulier qui les entoure tout en utilisant les outils universels appris à l’école.

L’Ecole pourrait renvoyer ses élèves à leur domicile non pas avec « rien à faire » mais avec la mission de chercher le sens, la signification, l’importance que prennent les savoirs scolaires dans la vie sociale, économique, culturelle, politique. Cela va bien au-delà de la recherche de l’utilité pour soi (« à quoi ça me sert d’apprendre la grammaire ? » ) pour atteindre le véritable sens culturel (l’écrit est un ensemble de signes convenus) et social (en lisant et en écrivant, on entre en contact avec d’autres) voire philosophique (l’écrit est propre aux hommes).

Exemple : à l’école, on apprend l’imparfait ; le traditionnel devoir scolaire à domicile consistera à conjuguer quelques verbes pour le lendemain. Une fois chez lui, l’enfant s’assied, prend son cahier, suce son bic, cherche puis écrit : je marchais, tu marchais il marchait, nous … Il reste élève à 100%, c’est-à-dire qu’il continue à apprendre sous la forme scolaire ; les parents (ceux qui sont là) surveillent (de plus ou moins près) son travail et contrôlent (s’ils savent lire et connaissent bien le français) le résultat ; s’il y a des fautes, les parents (qui le peuvent et en ont le temps et l’envie) se transforment en enseignants et expliquent la matière. Le lendemain, l’enseignant corrige et cote (ou pas) l’exercice. Mais ce travail pèse de tout son poids dans la réussite ou l’échec.

Le devoir culturel à domicile consisterait à confier à tous les élèves la mission d’utiliser l’imparfait avec un membre de sa famille, un copain ou un voisin, ou encore d’en observer l’usage dans le bus, dans un livre ou à la TV. Le lendemain, l’enseignant organise la collecte et l’échange des observations et récits ; il met à profit le collectif, s’appuie sur les expériences et cultures particulières pour rebondir vers le savoir universel ; il travaille à la compréhension profonde de l’imparfait (quand et pourquoi on l’utilise, on le préfère à d’autres formes comme le passé composé, etc.) ; puis il systématise les savoirs nouveaux et revient à la forme scolaire de l’imparfait …

Le devoir scolaire permet de vérifier la tâche scolaire (conjuguer) mais empêche de décoller vers le savoir culturel (parler au passé) ; il scolarise la famille en obligeant l’enfant à rester élève, les parents à se muer en enseignants, donc à se situer davantage dans le cognitif et l’universel que dans l’affectif et le particulier. De plus, il pousse la famille à oublier la gratuité fondamentale qui lie ses membres en la forçant à évaluer ses enfants pour ce qu’ils font en tant qu’élèves, et selon des critères extérieurs, étrangers, qu’elle ne maîtrise pas !
Même si ses parents sont analphabètes ou ne comprennent pas le français, un enfant peut découvrir dans et par sa famille toute l’importance de l’écrit, ou de l’usage de l’imparfait, ou du fait de savoir compter et mesurer l’espace et le temps, etc.

Les découvertes et interrogations de chaque élève, à condition d’être systématiquement recueillies et travaillées en classe, formeront petit à petit la gamme des sens culturels et sociaux de tout ce que l’on apprend à l’école. C’est cet échange organisé et structuré par l’enseignant qui permettra l’hétérogénéité, non seulement sociale (dans les rapports aux savoirs) mais scolaire (dans les processus d’apprentissage).

Développer ce transfert des savoirs scolaires vers le monde social et culturel consiste en fait à compléter la transmission des connaissances par la construction des savoirs et des compétences : il s’agit de proposer chaque jour ce transfert aux élèves, de l’anticiper, l’accompagner, le constater, l’encourager, bref non seulement le rendre possible mais le vouloir, délibérément. Cette opération contribue à universaliser le scolaire, à lui donner du sens social et à confirmer l’Ecole comme lieu carré d’apprentissage par excellence. De plus, elle valorise toutes les familles puisqu’elles peuvent ainsi accueillir leurs enfants en restant ce qu’elles sont : rondes !


Danielle Mouraux,
Entre rondes familles et Ecole carrée : le choc ?,
revue Indirect n° 15, Editions Plantyn, 2009, p. 33