Les trois vies du métier d'enseignant, selon Frances Fuller

Frances Fuller
(1) a cherché à comprendre comment un enseignant se développe et change, avec le temps et l'expérience .  Pour elle, à l'image d'un homard qui traverse différentes phases à mesure qu'il grandit, on peut identifier  trois stades de croissance professionnelle chez un enseignant.

Stade 1 - survie et inquiétudes liées à soi-même : comment survivre en classe ?
Lorsqu'un jeune enseignant effectue ses premiers pas professionnels dans la gestion d'une classe, l'essentiel de ses préoccupations se situent dans l'adhésion des élèves aux activités qu'il leur proposera ainsi qu'au bon déroulement de celles-ci :
"Pourvu ... 
  • que je parvienne à intéresser mes élèves, qu'ils soient motivés par le travail que je leur proposerai ...
  • qu'ils participent, s'impliquent dans les tâches proposées, répondent à mes questions  (et que je sache répondre aux leurs) ...
  • que j'aie assez de ressources pour animer la classe jusqu'au bout de la journée, de la semaine ...
  • que je sache gérer le groupe sans crier, sans punir, sans trop de problème de discipline ...
  • ... "

Cette première étape de la construction d'une identité professionnelle, c'est le stade de la survie.  A ce stade, les inquiétudes des enseignants sont tournées vers eux-mêmes : elles touchent aux sentiments qu'ils éprouvent  face à leur rôle et à l'image d'eux-mêmes, celle que leur renvoient leur propre attitude en classe et les comportements de leurs élèves.   
A la crainte de ne pas pouvoir contrôler la discipline et à celle de ne pas être suffisamment compétent dans la maitrise des contenus, s'ajoute l'inquiétude de l'évaluation que l'on pourrait faire au sujet de leur performance.  
Difficile, dès lors, de faire preuve de sérénité face à l'élève qui n'accroche pas, qui ne comprend pas ... voire, qui résiste : celui-ci ne risque-t-il pas de représenter un obstacle, une menace dans la conquête d'une première reconnaissance professionnelle aux yeux des collègues ou des parents ?


Stade 2 - contenus et structures : comment enseigner efficacement ?
Lorsqu'ils parviennent à résoudre les inquiétudes liées à cette première étape, les enseignants peuvent  mobiliser leur attention et leur énergie pour se centrer sur les contenus et les stratégies d'enseignement : il s'agit alors de chercher les meilleures voies possibles pour enseigner efficacement.  

  • Comment aider mes élèves à s'approprier vraiment  les règles orthographiques ?Comment les amener à les utiliser davantage dans leurs écrits spontanés ? 
  • Quelles priorités donner aux apprentissages en langue française à 8 ans ? En matière d'orthographe, que doivent maitriser les élèves qui quittent le cycle 2 ?
  • Est-ce pertinent d'aborder les opérations sur les fractions avant le cycle 3 ?
  • Faut-il réserver l'étude des périodes historiques au cycle 4 ?
  • Comment intégrer efficacement l'ordinateur dans la classe ?
  • Comment organiser la semaine de classe pour mettre mes élèves dans les meilleures conditions possibles pour apprendre ?...
  • ...

Libérés des craintes liées à la gestion de la discipline, rassurés quant à leurs ressources suffisantes pour assumer leur rôle face à la classe, les enseignants seraient davantage ouverts à expérimenter différentes approches didactiques.  Leur réflexion sur les contenus, leur aisance à se référer aux programmes, leur habileté à organiser et planifier les séquences d'apprentissage se développent.  Toutefois, si l'acte d'enseigner se consolide et se diversifie, il est d'abord dirigé vers la classe en tant qu'unité : à ce stade, les enseignants accordent peu d'attention aux problèmes individuels d'apprentissage.

Stade 3 : caractéristiques personnelles : comment tenir compte de chaque élève ?
A ce stade,  les enseignants prennent progressivement conscience de l'importance de prendre en compte les caractéristiques personnelles de chaque élève.  Ils cherchent à intégrer cette nouvelle dimension dans l'organisation de la classe et des apprentissages et accordent plus d'importance au développement de compétences transversales (métacognition) ; ils modifient leur approche de l'évaluation, qu'ils mettent davantage au service des progrès individuels :

  • Comment me rendre davantage disponible auprès de certains enfants, durant le temps de classe ?
  • Comment mes élèves s'y prennent-ils pour apprendre ?
  • Pourquoi tel élève bloque-t-il dans la construction de l'image mentale des nombres ?  Comment l'aider ?
  • Comment stimuler chacun
  • ...

Ils perçoivent mieux des aspects plus subtils de la relation pédagogique, comme l'importance des attentes de l'enseignant sur les performances d'un élève. Ils ont aussi davantage tendance à relativiser l'importance de leur contribution dans la réussite ou l'échec de leurs élèves.

Enfin, parvenus à ce stade, les enseignants ne perçoivent plus la relation avec les élèves comme un simple processus de transmission mais plutôt comme un ensemble d'interactions aboutissant à la transformation de leurs élèves
comme d'eux-mêmes.


Facteurs de croissance :
Tous les enseignants atteignent-ils le dernier stade ?   
Qu'est-ce qui accélère ou freine la croissance professionnelle d'un enseignant ?
Pour A. Wheeler, ce processus de développement est très
variable, d'un enseignant à l'autre. L'expérience n'en constitue pas le seul moteur : un enseignant, au terme de sa 20e année d'enseignement, peut très bien en être resté au stade 1 ... tandis qu'à l'inverse, d'autres progresseront rapidement vers le stade 3 ... 
1 : Fuller, F. F. (1969). Concerns of teachers: A developmental conceptualisation. American educational research journal, 6 (2), 207-226.
2 : Katz, L. (1972). Developmental stages of preschool teachers. Elementary school journal, 73, 50.
3 : Wheeler, A. (1992). Le croissance professionnelle vue à travers de manifestations d'inquiétude. Dans P. Holborn, M. Wideen et I. Andrews (dir.), Devenir enseignant, d'une expérience de survie à la maîtrise d'une pratique professionnelle (p. 57-69). Montréal: Logiques.