Sophie Chiaramonte est une jeune enseignante, sans classe fixe

Daniel Pennac
répond à nos questions
Sophie Barbieux
répond à nos questions
Maryline Léonard
répond à nos questions
Vincent Avart et Nancy Verdonc
prennent la parole
Ca commence aujourd'hui
C'est dans une école du Borinage que j'ai fait mes premiers pas dans la vie professionnelle, passant du statut d'apprentie enseignante à celui de débutante. Mon premier emploi d'institutrice primaire : appelée en urgence pour remplacer la titulaire de la classe de 6e primaire, absente pour plusieurs semaines.

Le choc

D'emblée, j'étais plongée dans une réalité que je n'avais jamais rencontrée au cours de mes stages. Des élèves qui n'attendent plus rien de l'école, des familles absentes ou très peu impliquées, un environnement pédagogique très loin de ce à quoi l'école normale m'avait préparée.
La violence comme décor quotidien. Des surveillances de récréation qui sont de vraies épreuves physiques et nerveuses, pompant en un quart d'heure toute l'énergie de la journée. Le non-respect permanent, érigé comme seule manifestation du droit d'exister. Mon journal de classe, retrouvé dans la poubelle de la classe. Mes documents jetés à terre...

Rien de ce que j'avais appris dans ma formation d'enseignante - et que j'espérais pouvoir enfin mettre en pratique dans
ma classe - ne semblait possible, ni réalisable, ni pertinent. Le socio-constructivisme, on oublie !
Seuls le drill, les piles de feuilles, les punitions, le "tu ne sais, pas tant pis pour toi" donnaient un semblant de résultats. Apparences trompeuses, cependant : parfois, mes élèves me donnaient l'impression de fréquenter l'école pour la première année de leur existence tant ils semblaient perdus face aux apprentissages qu'ils auraient dû maitriser...

Bonjour l'angoisse

Au stress de la discipline, ajoutez celui du C.E.B. : les collègues, soucieux de guider la débutante que j'étais, me listaient régulièrement toutes les matières qu'il me faudrait encore aborder avant la fin de l'année pour être dans les temps de l'échéance de fin de sixième ... Mais comment espérer y arriver compte tenu de la montagne de difficultés de mes élèves ? Et puis, surtout, comment espérer y arriver
malgré eux ?

Quand faire tout son possible ne suffit pas à surnager, c'est la noyade qui guette ... J'avoue avoir été plus d'une fois découragée, me demandant ce que j'avais fait pour mériter un tel supplice : au moins, le tonneau des Danaïdes se laissait-il remplir, lui !
Mais au fait, étais-je bien faite pour ce métier ? Et si l'école normale n'avait été qu'un miroir aux alouettes, un trompe-l'oeil sur la réalité quotidienne du métier d'enseignante ?

Fatiguée et démotivée, mes week-end n'étaient que de trop courtes respirations avant de reprendre le chemin de l'école avec des semelles de plomb. Petit à petit, je perdais pied dans un métier qui n'était pas le mien.

Jusqu'à la journée de la boule de neige.

L'effet "boule de neige"

Dernier jour du premier trimestre, surveillance dans la cour de récréation. Venue de nulle part, une boule de neige qui fait mouche ! Lancée bien fort, en pleine figure, pour que ça fasse plus mal.
Touchée, coulée.

Touchée en plein coeur. Le point de non-retour.
Toute cette agressivité, toute cette impuissance : on ne peut plus continuer comme ça. Je ne peux plus continuer comme ça.

Trève de Noël

Le congé de Noël m'aide à prendre du recul.

Depuis le début de mon intérim, j'avais reçu plusieurs propositions de travail : appels d'écoles plus proches de chez moi, pour des classes sans doute plus faciles. J'avais à chaque fois refusé : abandonner ma classe ne me semblait pas juste pour mes élèves. J'étais donc restée pour eux.
En repensant à eux, j'ai pris conscience qu'ils étaient autant victimes que moi d'un système qui les excluait inexorablement. Qu'ils n'étaient jamais valorisés, encouragés. Que si l'école était devenue une impasse pour moi, elle l'était aussi -et d'abord- pour eux.

C'est alors que je me suis souvenue des devoirs libres. Une démarche qu'on nous avait présentée à l'école normale, et que j'avais essayée au cours d'un stage
1.

Un effet immédiat

- "La semaine prochaine, je vous proposerai de réaliser des devoirs libres." C'est par ces mots que j'ai clôturé ma première classe du deuxième trimestre, sans en dire plus.
Cela a aussitôt intrigué mes élèves, tant l'association des mots "devoirs" et "libres" leur paraissait incompatible. Dès le lundi matin, plusieurs sont venus me questionner, pour en savoir plus. Quel ne fut pas mon étonnement !!! C'était la première fois qu'ils se montraient curieux et intéressés par l'annonce d'un travail et rien que cela, c'était déjà une première victoire sur leur rejet de l'école.

Les consignes du devoir libre sont relativement simples :
  • chacun se choisit un sujet, sur lequel il a envie de travailler et qu'il souhaite présenter à la classe, sous la forme de son choix, sans contrainte particulière si ce n'est le temps de présentation, limité à une bonne dizaine de minutes.
  • une fois son sujet choisi, chaque élève se pose des questions et envisage des pistes de recherche pour trouver des éléments de réponses.
J'ai proposé que chacun y réfléchisse d'abord seul, puis en parle avec les autres de la classe, afin de tracer les grandes lignes du travail à mener :
  • travailler seul ou par deux ?
  • Où trouver les infos ?
  • Comment présenter le résultat des recherches ?
  • ...

Métamorphose

Afin de ne pas défavoriser les élèves qui ne sont pas suivis à la maison, j’avais décidé de consacrer les périodes du vendredi après-midi à la préparation du devoir libre. Par la même occasion, ils pourraient observer comment les autres préparent leur travail et éventuellement s'entraider, se donner des conseils, argumenter leur choix de présentation... J'ai aussi accepté que deux élèves puissent travailler ensemble, sur un sujet choisi en commun.
J'appréhendais un peu la première séance, car habituellement, le vendredi après-midi était un moment difficile à gérer sur le plan de la discipline : si je n’étais pas rigoureuse sur le respect de la charte de comportement, il m’était impossible de récupérer la classe.
Et pourtant, le changement fut radical.
Je n’étais plus l’institutrice mais la personne qui collaborait, donnait des conseils. Je devenais une personne ressource, mon rôle avait complètement changé. L’ambiance, également : aucun débordement de comportements, ni de violences verbales. J’avais obtenu un climat de classe idéal pour apprendre.
J'ai pu observer une organisation du travail un peu pareille chez tous les élèves :

le premier vendredi :
  • Les élèves arrivent avec des tas de documents : livres, documentation, page web, témoignage, réflexion personnelle et DVD. Ils sont un peu perdus face à la difficulté de certains documents. Ils les éliminent spontanément.
  • Ils s’aperçoivent aussi qu'en feuilletant les pages d’un livre, on perd beaucoup de temps... et découvrent ainsi l'intérêt d'un sommaire, d'une table des matières.
  • Ensuite, ils remarquent que recopier ou taper toutes les informations est fastidieux : ils se mettent donc à résumer, à faire des plans…
le deuxième vendredi :
  • La plupart des élèves sont dans la phase finale d’écriture de leur dossier. Beaucoup d'entre eux viennent me trouver pour que je vérifie l'orthographe de leur texte et que je les aide à corriger leurs erreurs. Ce faisant, je m'aperçois que la plupart des travaux sont organisés et soignés : textes structurés avec titres et sous-titres, illustrations ... Manifestement, ils ont pris ce travail à coeur.
  • Ils commencent à réaliser leurs affiches.
le troisième vendredi :
  • Les élèves réfléchissent à leur présentation ; qui dit quoi, qui fait passer les documents…
  • Ils réalisent un plan pour la présentation orale.
Je pense important de préciser que tout est venu des enfants. Mon rôle s'est limité à les encourager, à répondre à leurs questions, à réfléchir avec eux lorsqu'un problème se posait et à leur donner quelques conseils.
J'étais frappée de voir à quel point ce travail enthousiasmait mes élèves : sous mes yeux, ils étaient en train de mobiliser des compétences telles que "agir et réagir", "se donner une stratégie de recherche", "traiter les informations" ... mais aussi "savoir lire", "savoir écrire", "savoir parler", "savoir établir des liens logiques", etc.

Découvertes :

Comme convenu au départ avec la classe, j'ai organisé la présentation des travaux en la planifiant sur plusieurs jours, et en accordant un temps d'une quinzaine de minutes à chaque devoir libre. J'avoue qu'il me fut impossible de respecter l'horaire prévu. D'une part, parce qu'il est très difficile d'interrompre la présentation faite par des élèves qui se sont pleinement investis dans leur travail et qui ont envie de le partager aux autres. Et d'autre part, parce que plusieurs sujets présentés passionnaient réellement le reste de la classe, qui n'hésitait pas à poser des questions pour en savoir plus.
Quant à moi, je découvrais des facettes insoupçonnées chez mes élèves.
Ainsi Adri, qui en classe était un élève dissipé, très vite distrait, ayant du mal à se concentrer pour terminer un travail, nous a parlé de sa passion du modélisme et des maquettes. Il a surpris tout le monde par son exposé -qu'il avait préparé vraiment seul- incroyablement bien organisé : enveloppes, maquettes, matériel, consignes. Et surtout, il était parvenu à trouver les mots pour exprimer son ressenti vis-à-vis de cette passion, lui qui d'ordinaire avait du mal traduire ses émotions autrement que par des gestes.
Ainsi Samuel, élève très réservé : passionné d'équitation, il n'avait jamais osé parler aux autres de sa passion du cheval, sans doute par peur des moqueries des garçons de la classe vis-à-vis d'un intérêt plutôt propre aux filles ... Lui qui avait toujours beaucoup de mal à réaliser seul ses devoirs, il avait consacré de nombreux temps de travail à domicile pour préparer son devoir libre.

Ainsi Anna Flavia, adolescente d'origine brésilienne, arrivée depuis peu en Belgique et qu'on avait placée en sixième vu son âge (14 ans). Elle, dont l'intégration au groupe-classe n'était pas facile, a réussi à faire danser toute la classe au son des musiques de la capoiera, sa grande passion.

Et puis tous les autres qui, chacun à sa façon, m'ont révélé une part d'eux-mêmes et ont ainsi pu exister différemment sous le regard de leurs camarades de classe.
Les jours de présentation des devoirs libres ont été les plus calmes de tout mon remplacement :
  • mes élèves se sont tus, écoutés et respectés comme jamais ils ne l'avaient fait auparavant. Jamais, ils n'ont interrompu celui qui présentait, même quand écouter l'exposé devenait long et fastidieux.
  • ils se sont intéressés, ont posé des questions sur les sujets présentés ...
  • ils ont participé activement aux différentes tâches imaginées par chaque présentateur : ils ont répondu aux questionnaires, réalisé les défis proposés, complété les grilles de mots croisés, dansé ...
  • ...

Ils m'ont surtout touchée par leur investissement, leur envie de montrer ce qu'ils connaissaient et ce qu'ils réussissaient, en-dehors de l'école.

Moi qui en étais arrivée à ne plus les supporter, à ne plus les regarder que négativement, j'étais émerveillée par ce qu'ils me montraient soudain d'eux-mêmes.

Epilogue

Mon remplacement s'est achevé peu après.
J'ai donc quitté mes élèves pour en découvrir d'autres, plus faciles à gérer.
Finalement, c'est l'enseignante de 5e année qui a repris la classe.
Il y a peu, elle m'a envoyé ce SMS plutôt rassurant : "
Bravo pour ton travail. Les élèves ont bien évolué depuis l'an dernier."

Si cette expérience peut faire penser à un conte de fées, je l'ai pourtant réellement vécue.
Elle m'a profondément marquée, et je ne l'oublierai jamais.

Sophie Chiaramonte, avril 2010


1 : Pour en savoir plus sur les devoirs libres, voir l'outil de Luc Louette : "Les devoirs libres : quand les devoirs sont au service de la différenciation."