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Sortir d'une logique normative pour évaluer un apprentissage : un exemple

Petit exercice de docimologie


Changer les procédures habituelles de l'évaluation, cela commence par une prise de conscience.
"Au cours d'une séquence d'apprentissage sur l'algorithme de la multiplication écrite, 14 élèves de 4e année primaire (élèves A, B, C, D, ...) ont passé un petit test en effectuant chacun une multiplication écrite. Corrigez leur opération et donnez-leur une note comprise entre 0 et 5."
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Voilà la consigne donnée à 28 étudiants de 2e pédagogie primaire, ayant tous terminé un stage au cycle 3 (et ayant donc été confrontés au cours de celui-ci à des tâches de correction similaires).
Pour plus de "précision" dans la correction, certains d'entre eux ont souhaité pouvoir attribuer des demi-points, ce qui leur fut accordé.

Chacun ayant effectué la correction seul (dans les conditions où se trouve habituellement un enseignant pour effectuer ce travail), les notes attribuées à chaque élève ont été collectées dans le tableau ci-dessous. Il reprend, pour chaque élève, la fréquence des cotes attribuées à sa production : l'élève A (1re ligne) a ainsi obtenu 1x la note de 1/5, 1x la note de 1,5/5, 12x la note 2, etc.).
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L'observation de ce tableau permet de dégager rapidement quelques constats :
  • la dispersion des notes est frappante, alors qu'il s'agit d'une matière - le calcul écrit- où il y a habituellement peu de place pour la subjectivité dans l'interprétation des réponses.
  • si l'on considère le seuil symbolique de réussite scolaire (5/10, soit ici la note de 2,5/5), seul l'élève "I"se situe au-dessus de ce seuil pour tous les correcteurs. Tous les autres sont en situation de "réussite" pour les uns, "d'échec" pour les autres.
  • c'est également pour cet élève que les correcteurs ont les appréciations les plus convergentes. Lorsque les réponses sont correctes, le besoin de questionner les procédures habituelles d'évaluation se fait moins ressentir ...

Face à ces constats, la première question qui se pose est : comment aboutir à une évaluation plus "juste" (parce que plus "objective") ?

Expliciter les critères d'évaluation

Un passage obligé : prendre le temps d'expliciter ses propres critères d'évaluation.
Reprenez vos notes de correction. Pour chaque élève, précisez les éléments qui ont guidé votre évaluation.
Rassemblez ces observations en dressant la liste des éléments qui interviennent dans l'évaluation d'une multiplication écrite.

Au départ de cette liste, construisez une grille d'évaluation, en formulant chaque critère retenu, de manière à ce qu'il soit :

  • observable et vérifiable : on peut dire clairement que le critère est présent -ou absent- dans la réponse de l'élève.
  • positif : le critère est-il présent? Si oui, c'est positif ( exemple : "additionne correctement les produits intermédiaires" / contre-exemple : "se trompe dans ses calculs").
A titre d'exemple, voici une liste de critères qui peut être dégagée de ce travail :
L'élève estime correctement le résultat avant d'effectuer l'opération

il pose correctement l'opération à réaliser
  • en ne se trompant pas dans la retranscription des nombres à multiplier
  • en alignant correctement multiplicateur et multiplicande
  • en écrivant clairement les chiffres, afin d'éviter toute erreur de calcul liée à une confusion
il calcule correctement les produits intermédiaires
  • en ne se trompant pas dans les tables de multiplication
  • en n'oubliant pas d'écrire les retenues
  • en n'oubliant pas d'intégrer les retenues dans les calculs
il additionne les produits intermédiaires
  • après les avoir alignés correctement (décalage d'un rang à chaque ligne)
  • sans se tromper dans l'addition écrite.
Analyser les productions, dégager des constats, prendre des décisions pour la suite des apprentissages

Une fois les productions des élèves passées au crible de la grille de critères, des constats apparaissent, comme le montre le tableau ci-dessous.
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Ces constats peuvent être individuels ou collectifs, selon l'axe de lecture du tableau :
  • une lecture "horizontale" permet d'apprécier, pour chaque critère, le degré de maîtrise de l'ensemble du groupe classe et d'en tenir compte pour l'organisation des apprentissages. Ainsi, l'enseignant peut décider de proposer une nouvelle séance d'apprentissage à tout le groupe (lorsqu'un critère ne semble pas maîtrisé par la plupart des élèves), d'organiser un temps de travail en groupes de besoin (lorsqu'une partie seulement de la classe semble en difficulté), voire de prévoir des moments d'aide ou de travail plus individuels (cliniques, tutorat, entrainements différenciés ...).
    Dans l'exemple proposé ici, trop d'élèves oublient encore de décaler le 2e produit intermédiaire, perdant de vue que le chiffre des unités de celui-ci est forcément un zéro puisqu'on multiplie des dizaines. Un nouveau temps d'apprentissage s'impose, pour les aider à comprendre à quoi correspondent les chiffres que l'on multiplie (numération de position).

  • une lecture "verticale" permet de dégager le profil de chaque élève dans la maitrise de la compétence visée (et des compétences sollicitées), et donc de mieux cerner ses difficultés et ses réussites.

    Ainsi, parmi les 14 élèves évalués, les élèves
    C, H, I et M semblent bien maitriser l'algorithme de la multiplication écrite ... même si les trois premiers n'obtiennent pas la réponse exacte : leur erreur porte sur du calcul (table de multiplication pour C et H, table d'addition pour I). Quant à M, il s'agit davantage d'un problème de mise en forme du calcul (il oublie d'écrire deux retenues mais les prend en compte, il n'aligne pas les produits intermédiaires mais décale d'un rang en ajoutant un zéro au deuxième). A condition d'être attentifs à ces aspects, ces quatre élèves pourraient par exemple servir de tuteurs à ceux qui sont en difficulté.
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Evaluer de cette manière, qu'est-ce ça change ?

La démarche d'évaluation par critères modifie profondément le vécu de l'évaluation à l'école. En effet, expliciter des critères d'évaluation (et s'en servir pour analyser les productions des élèves), cela ...
  • amène l'enseignant à clarifier ses propres attentes et intentions, pour lui-même et, par ce fait, cela ...
  • permet une meilleure communication de ces attentes et intentions (aux élèves, aux collègues, aux parents…)
  • permet de mieux réguler le processus d’apprentissage en tenant compte du développement réel des compétences chez les élèves ( évaluation formative, permettant une régulation collective ou différenciée)
  • permet de tendre vers une évaluation plus “objective” (les variations entre correcteurs sont très fortement diminuées)
  • permet d‘impliquer davantage les élèves dans l’apprentissage : en connaissant les critères d'évaluation, l'élève a davantage le sentiment de pouvoir contrôler la tâche dans laquelle il s'engage, ce qui a un impact positif sur son degré de motivation
  • rend possible, la mise en oeuvre d'une démarche d'auto-évaluation par chaque élève et, par conséquent le développement de l'autonomie face au jugement de l’adulte (évaluation formatrice). A titre d'exemple, voici la grille d'autocorrection réalisée par un enseignant pour aider ses élèves à évaluer leur maitrise de l'algorithme de la multiplication écrite :
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Enfin -et surtout- cette démarche d'évaluation rend plus difficile la comparaison "linéaire" des élèves entre eux.
Certes, cette comparaison reste toujours possible : il suffit pour cela de pondérer chacun des critères et de totaliser ces chiffres correspondants pour obtenir une note globale, pour chaque élève. Mais si l'on n'est pas en situation de devoir pénaliser les plus faibles ou récompenser les plus forts d'entre eux,
cela n'a aucun intérêt.

Freins, obstacles, résistances au changement :


La démarche d'
évaluation critériée n'est pas une idée neuve, bien au contraire ! Mais, malgré ses atouts indéniables, elle est quasi absente du paysage de l'école : dans la toute grande majorité des classes, c'est l'évaluation normative qui prédomine encore.

Pourquoi ?

Les raisons de cette résistance au changement des pratiques d'évaluation à l'école sont multiples. Certaines sont souvent exprimées consciemment par les enseignants, d'autres le sont moins.

Il y a le "dit" ...
Voici quelques objections souvent formulées par des enseignants pour justifier le maintien du statu quo en matière d'évaluation.

"Séduisant, mais cela prend trop de temps"...
Préciser les critères que l'on utilise pour évaluer les productions des élèves, cela prend effectivement du temps, surtout si ce n'est pas encore une habitude. Ce temps est essentiellement consacré au travail d'explicitation et de formulation de critères qui sont déjà présents : tout enseignant qui évalue des productions d'élèves utilise un ensemble de critères mais le plus souvent ceux-ci sont implicites. Accorder du temps à ce travail d'explicitation, c'est investir ce temps dans le processus d'apprentissage, pour l'améliorer (
évaluation formative)...
Par ailleurs, une fois précisée, la grille critériée permet une belle économie de temps dans le travail de correction lui-même.

Enfin, à l'image des inspecteurs E. Lejeune et P. Pirlot
1 , peut-être faut-il s'interroger sur le rapport qualité/quantité du travail de correction assuré au quotidien par chaque enseignant ?

"C'est beau sur le papier, mais impraticable dans la classe" ...
Observer le travail des élèves au crible d'une grille de critères, c'est bien une démarche complexe, difficile à mettre en oeuvre. Elle l'est d'autant plus que l'on prend en compte une multiplicité de critères à la fois.
Une piste intéressante consiste donc à cibler l'évaluation en ne la faisant porter que sur un ou deux critères à la fois. Cela s'impose lorsqu'il s'agit d'observer l'élève en situation plutôt que d'analyser l'une de ses productions écrites.
Si c'est une démarche nouvelle pour l'enseignant, peut-être est-il judicieux de l'expérimenter pour un apprentissage ciblé, selon la technique des "petits pas" ? Ne dit-on pas que "le premier pas pour aller au bout du monde n'est pas plus grand que le premier pas pour aller au puits" ?


"Avec ce système, on ne sait pas si on a réussi" ...
L'évaluation critériée peut parfaitement remplir son rôle d'
évaluation sommative et/ou certificative. Il suffit de déterminer les critères de réussite auxquels l'élève doit satisfaire pour qu'on puisse considérer qu'il maitrise l'apprentissage évalué. C'est à la fois plus transparent et plus exigeant que le seuil de réussite scolaire habituel (la moitié du total des points), dont on sait qu'il est tout le contraire.

"Les parents de mes élèves (et les élèves eux-mêmes) préfèrent des points" ...
La plupart des parents ressentent le besoin de comparer leur enfant à celui des autres : pour se rassurer, pour savoir s'il est dans la "norme"... et ce, surtout si leur enfant dispose de bonnes chances de réussite à l'école.
Ils souhaitent aussi retrouver dans l'école de leur enfant celle qu'ils ont connue ... et ce, surtout si elle leur a réussi.
Pour les enseignants, il n'est pas toujours facile de faire face à ces attentes légitimes (de parents) avec sérénité. Car cela pose la question de leur propre identité professionnelle : s'agit-il d'une "identité à la traîne", comme la définit Philippe Perrenoud
2 , celle qui consiste à reproduire la société en s'alignant sur les attentes des utilisateurs de l'école ? Ou s'agit-il de produire la société, en se positionnant clairement comme membres d'un corps professionnel qui a ses propres outils et son propre langage, qui peut argumenter ses choix et ses pratiques sur des documents professionnels spécifiques, tout en sachant les expliquer clairement et simplement à des non professionnels, comme peut le faire le médecin qui explique à l'un de ses patients le résultat des analyses médicales qu'il vient de recevoir ?
Il est vrai que pour beaucoup de parents, la communication de résultats de l'évaluation sous la forme de grilles de compétences est inopérante, car elle leur demande d'entrer dans un langage qui leur est hermétique. C'est pourquoi il est pertinent de distinguer les outils d'évaluation utilisés par l'enseignant de la communication qui en est adressée aux parents, comme le fait
cette enseignante du cycle 2.

... et le "non dit" :
Les freins au changement des pratiques d'évaluation sont parfois moins conscients.
Ainsi, toute démarche d'
évaluation critériée consiste pour l'enseignant à jouer "cartes sur table", en affichant clairement et ouvertement ses critères d'évaluation.
Cette transparence est la condition qui permet de construire l'autonomie des élèves et de les impliquer dans le processus d'apprentissage. C'est elle qui leur donne du pouvoir ...
Or, partager le pouvoir dont on dispose, c'est accepter de le réduire, ne fût-ce que symboliquement. Et l'on sait qu'il s'agit souvent d'un enjeu caché des procédures d'évaluation à l'école.
1: Eric Lejeune, Philippe Pirlot, Mathématiques en 3e et 4e années, communication réalisée dans le cadre des "Samedis de l'enseignement", 2007-2008
2: Philippe Perrenoud, L'école doit-elle suivre ou anticiper les changements de société ?, Faculté de Psychologie et des Sciences de l'éducation, Université de Genève, 1991